ARBEN SHEHI - Poesie

ARBEN SHEHI

MOTIF INTIME

En vain tu crois pouvoir retrouver le repos.
Ce monde est trop petit pour contenir ton rêve.
Comme entre les rives d’une rivière,
la vague du ciel heurte une des cimes de l’automne
avant d’aller se noyer dans la mer.

Un brouillard solitaire s’étale comme une feuille morte.
Pluies, arcs-en-ciel et après-midis
tombent sur le fil de ta douleur,
mais des œillets rouges s’épanouissent et se fanent
comme un sourire d’enfant…

Mon Dieu, pourquoi m’as-tu ainsi fait,
rempli de chagrin, de mélancolie et d’espoir ?...

En vain tu crois pouvoir retrouver le repos.
Ce rêve est trop petit pour ton monde.

Car tu es resté poète…
2002

ET POURTANT…

Tu m’as toujours dit que je ressemble un peu à une mer
où naissent vagues, éclairs et tempêtes…
Je m’étais habitué à ton amour comme au lever du soleil
qui prend son départ d’un bout de ciel bleu.

A la brune je me hâtais d’appeler la pluie.

(Nos journées étaient remplies de pluies, de rêves
cachant des arcs-en-ciel derrière leur brouillard,
mais, après, nous avons eu du beau temps.)

Tu m’as toujours dit que je ressemble un peu à une mer :
Je vais d’un rivage à l’autre, mais jamais je ne dors.

Et pourtant… Et pourtant…

2002

À SHKODËR LA ROYALE

Ah, Toi, ma Reine !…

Mon enfance aux contes magiques.
Le socialisme tragi-comique
et ton renom allant toujours pâlissant.
Le crime perpétré les nuits de lune apeurée
puis caché en même temps que les criminels
aux mains tachées de sang que toutes les eaux autour de Toi
ne suffiraient pas à laver.

Qu’as-tu fait aux autres ?
Ils ont toujours été contre Toi,
Car tu as adoré Bogdani, Fishta, Oso Kuka…
Hostile aux médiocres, facétieuse, poignardée dans le dos, généreuse.
Erigée en culte, rêvée, autel de tous les temps.

Ah, Toi, ma Reine !
Renée et assassinée à nouveau un 2 avril…

Avril 2005

LA PLUIE DE CETTE VILLE

La pluie s’est toujours acharnée sur cette ville,
sinon je ne serais pas resté là.
J’ai froid ou j’ai honte.
La pudeur n’est plus une vertu de nos jours.

Mais pourquoi les oiseaux sont-ils rentrés de si loin ?

Sous le ciel cabossé de l’automne
la pluie accomplit sa tâche comme quatre mille ans auparavant
sur cette ville.

La pluie ne cesse de tomber,
mais Rozafa n’a jamais quitté cette ville.

2005

POURQUOI PLEUT-IL TELLEMENT ?

Le ciel est si affligé ce soir
et cet automne ne peut finir autrement que par une séparation,
alors que le crépuscule va se noyer dans le lac.

Pourquoi pleut-il tellement dans ce pays ?

Peut-être est-ce à cause des esprits des ballades mortes
qui tournent dans le vent faute d’une tombe où reposer.
Des fantômes de légendes restent suspendus sur la tête des nuages,
font un effort pour effacer la tristesse du soir
sans pourtant y arriver.

Ah ! que n’aurais-je donné pour revoir l’éclat d’antan
Et puis le déclin inéluctable de ce pays !

Malheureusement, peut-être, en dépit de toute cette pluie…

À la citadelle de Shkodër, 2004


MA MÈRE

Ma mère est en train de s’éteindre doucement.
Ses jours vacillent comme la flamme d’une bougie.

Elle me regarde en silence
et de ses yeux muets descend
une volée d’oiseaux timides
qui se posent sur le rebord de sa fenêtre donnant sur le couchant.

Telle une feuille à moitié morte en automne,
tremble la lumière sur les vitres amincies par les années,
prêtes à se fêler d’un moment à l’autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bientôt
Elle s’envolera avec les oiseaux…

Avril 2005


CHARME

Je n’ai jamais pleuré
devant ta photo, maman.

C’est toi, là.
Toute différente,
telle que tu n’as jamais été
depuis que je te connais.

Il y a plus de deux ans. C’est ça.
Avec ton sourire figé. Sous le charme
de ta beauté d’autrefois.
Il y a plus de deux ans que tu espères ;
pourtant, ton rêve ne se réalisera jamais.
Ton rêve, tes espérances dont tu nous as nourris
pendant quarante-cinq ans…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Papa ne reviendra plus. Il était là, il est parti.
Il est devenu un souvenir pour nous tous. Un souvenir
dont nous pouvons nous enorgueillir,
car nous lui appartenons,
car il nous appartient…

Je n’ai jamais pleuré
devant ta photo, maman.

Août 2001

L’AUTOMNE POUR TOI

Je voulais pour toi peindre l’automne
Aux kakis bien mûrs
Aux branches des arbres frêles
Ployant sous le poids de leurs fruits…

Dans la nuit le vent joue du xylophone
Sur les vitres des fenêtres à l’ancienne
De ma vieille maison.

Tu es toujours la merveille d’antan
Sans maquillage, en robe courte
Découvrant des genoux encore fragiles
Que ma main n’avait pas encore touchés.

J’ai toujours pensé que le printemps pousse l’hiver
Vers un abîme de pluies
Et de tourbillons de pétales d’abricotiers
Que le vent éparpille
Pour que les bourgeons se gonflent de sève.

Mais je ne sais pas ce qui m’a pris
De vouloir peindre l’automne pour toi,
Tout d’un coup, à peine le printemps fini.

Peut-être…, peut-être
Parce que je ne pouvais pas attendre
Que passe le temps nécessaire au fruit
Pour devenir juteux…

Février 2005

LE BONHEUR

Quand nous étions jeunes
nous rêvions d’avoir une jolie maison
pour nos enfants heureux sous le firmament
et pour notre grand amour…

Ah ! Maintenant il est trop tard.
Je regrette d’avoir menti et à toi, et à moi-même.

Je frémis sous la voûte magique de la nuit
transpercée par les étoiles scintillantes
et je me dis que, de toute façon, le bonheur
doit figurer à l’avant-dernière page d’un abécédaire.

2003


AVEC MON SILENCE

J’arrive avec mon silence
Devenue ballade pour toi.

Sur le rebord de ma mémoire
Les oiseaux migrateurs de l’automne picorent
Les miettes de ma nostalgie…

Depuis nombre d’années
Il neige et, pourtant, le printemps
Enhardit cieux et eaux
Qui coulent de partout.

J’ai voyagé sous tous les cieux du monde,
Mais je n’ai jamais pu rentrer
Sans mon silence qui bruit pour toi
Chaque fois que le crépuscule touche de ses doigts attendris
Le xylophone des toits en automne…

2005

C’EST UNE PLUIE

C’est une pluie qui tombe bruyamment.

Dehors, retentit l’air de l’après-midi
Sur les toits évanescents du brouillard.

Il se peut qu’il neige. Moi,
J’ai le mal de toi.
J’ignore pourquoi je me sens seul
Tout en accordant les violons de la pluie
Tel un chantre taciturne et solitaire…

Te rappelles-tu les mornes fins de semaine,
Ton haleine
Et la mienne dans une seule et même bouche ?

Puis,
Le dernier dimanche avec toi.
Et la pluie, dehors,
Qui tombait douloureusement pour nous deux
Et pour la chaleur d’antan de notre haleine.

1983


À FILIP SHIROKA

Tout s’estompe devant ton mouchoir proverbial…

J’ai voyagé partout dans le monde
Dans des avions comme à dos de chameaux fatigués
A travers des déserts qui crient en versant des larmes d’oubli.
Mais nulle part je n’ai vu autant de larmes, dues au mal du pays,
Que dans tes yeux, des larmes que ta main éparpillait
Vers des cieux désespérés au-dessus de ton exil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A chaque aube,
Tu t’es retrouvé entre désert et espoir,
Agitant ton mouchoir humide de nostalgie et de douleur
Pour les roses de ta ville née de la liberté emmurée
D’une Femme trahie par les siens…

J’ai voyagé partout dans le monde…

Au-dessus de la Méditerranée, mars 2002



LES PAS DE LA PLUIE

La faux d’un éclair a fendu obliquement le ciel
et aussitôt il y a eu assez de lumière
pour que je m’aperçoive que tu venais…

Entends-tu les pas de la pluie
qui se hâte de te précéder
dans le parc jonché de feuilles
mortes qui ont peut-être mal ?

Jadis, nous étions plus jeunes…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mille fois j’ai contemplé ton corps fumant,
et, à chaque fois, c’était tout aussi fascinant.

Hélas, les années sont passées.
Pourtant, il pleut toujours comme avant,
comme avant sur moi et sur tes cheveux…

Il est impossible que tu ne sois pas trempée
Sous cette pluie lunaire…

2005


ENFIN

J’irai enfin devenir comme le vent.

Les parchemins ouverts des nuages,
comme le rosier que j’ai planté récemment,
se fanent parce que l’automne de ton anniversaire est en retard.

Des nappes de brouillard flottent sur le seuil de ma mémoire,
autant de rêves esquissés par l’antique déesse
appelée Aphrodite, comme ma mère.

J’irai enfin devenir comme le vent,
et je ne demanderai plus un autre destin.

2005

VERS PLATONIQUES

L’automne vient de finir.

Les arbres, fatigués d’avoir perdu leurs feuilles,
en sont tout dépouillés
comme à l’époque révolue du jeu de l’amour platonique.

Tu viens me dire que je te manque
autant que l’automne tombé sous les arbres
en même temps que leurs feuilles.
Ah ! le vent se cache toujours derrière les arbres
dépouillés et mouillés
comme dans les nuits qui suivirent notre première rencontre,
remplies de pluies lourdes s’écroulant avec l’automne.

Heureux et timide,
le vent siffle avec ses lèvres rougies
un signal d’adolescents
en proie, brusquement, à l’amour platonique…

Peut-être que là-bas,
tout au fond, derrière les arbres, se tient Platon en personne,
portant la tunique blanche de son amour infortuné.

2005



JE SOURIRAI À LA MORT…

A Ditika , ma femme…

Je sourirai à la mort de la pluie
et je m’en irai conduire ma mort annoncée
dans une autre vie, sans toi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se fait tard.
Au-dessus des têtes ensommeillées des arbres siffle l’automne,
magique et solitaire.
Il peigne leurs cheveux trempés
avec ses doigts tremblants à cause de la lune absente.

Je n’ai plus peur de l’approche de la mort aux éclairs éblouissants
Tels des messagers illuminés du beau temps
Qui surgit soudainement après eux.

Si j’ai souvent été triste,
c’est parce que je sentais aussitôt que le silence annonçait
ton arrivée et celle d’une époque enchantée
remplie de vols d’oiseaux obliques
avec, au milieu, l’arc-en-ciel de ton sourire.

Je sourirai à ma mort
et je m’en irai conduire la mort annoncée de la pluie
dans une autre vie, avec toi…

Septembre 2006

ÉCRIT UNIQUEMENT POUR MA FILLE

Il n’y a eu que trois Femmes dans ma vie :
Ma mère,
La fille de ma mère,
Ta mère…

Maintenant, il ne reste que toi…
Jusqu’à mon dernier moment heureux.
Tout comme je l’ai toujours rêvé :
Ma tête et mon souffle s’éteignant dans tes mains…

Entends-tu l’automne dehors
Qui fait tomber sans bruit les feuilles mortes
Et allume les couchers de soleil ?

Crois-moi, ce n’est pas la pluie qui pianote sur les vitres fêlées par le vent.

Ouvre la fenêtre,
Cette nuit, derrière les vitres il n’y a que moi
Devenu feuille morte pour toi,
Trempé et vibrant de tendresse,
Tout comme je l’ai toujours rêvé :
Entre tes mains remplies de mon dernier souffle…

Automne 2006


DEMI-SILENCE

Les mouettes s’élèvent comme toujours
au-dessus de l’écume de la Mer.
Une petite voile rebelle surgit
pour disparaître aussitôt.
Chaque vague poursuit l’autre
jusqu’au rivage,
revient
pour repartir sans tarder.

Tout plonge dans un demi-silence,
dans un demi-calme, une demi-vérité.
La mer ne peut pas comprendre
Que l’autre demi-silence
est la désolation de mes rivages à moi
que tout le monde fuit :
paumés, prostituées,
solitaires…

Un demi-silence
est un cri douloureux
pour son autre moitié…

En mer ligurienne, Gêne 2001


UN TEMPS POUR NULLE PART

…Commentaire pour un pastel

Des vieilles barques colorées par la rouille.
Pas de mâts, pas de marins, pas de boussoles.
Elles vont au petit bonheur sur la mer ténébreuse.

Sans lanternes, ni lumière aucune.
A travers des éclairs coupants comme des haches,
Qui fendent l’obscurité et la laissent sur la mer
A moitié morte.

Elles s’en vont, tournoient, fuient
Pour aller nulle part.

Sur le rivage d’en face
Il y a toujours des gens qui émigrent,
Des putains fatiguées,
Des pêcheurs aux filets toujours vides…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce temps ne mène plus nulle part.
Nulle part on ne peut mener ce temps.

Sur le littoral sud de l’Albanie, novembre 2002


À MON FILS

… un autre esprit,
un autre temps
feront ce Pays.

Moi,
je ne serai plus là pour peser sur cette terre.

Mais toi,
c’est alors seulement
que tu comprendras la fatalité des parents…

Munich-Tirana, septembre 2008


L’ICÔNE D’UN PÈRE HEUREUX…

À Livia, ma fille…
Bonjour, mon icône.
Depuis quelques semaines tu n’es plus près de moi,
je ne te vois donc plus dorer chaque instant et chaque point de l’espace…

Maintenant, je marche sur tes pas dans la rue où tu es passée,
légère et toute de lumière,
de peur de rêver de ton éloignement.

Le temps passe avec toi, mais moi,
je ne voudrais pas mourir en ton absence…
Pourtant, même si Cela devait arriver un jour,
j’ouvrirais d’abord ma fenêtre pour entendre la pluie nostalgique
jouer du xylophone
sur tes pas dorés par ton monde lointain tout lumineux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est étrange, un jour vient où icônes magiques
et pères sourient pour s’attendrir aussitôt…

Paris, septembre 2006


Perkthyer ne frengjisht nga Edmond Tupja.

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